La pénurie de semi-conducteurs, ou comment un grain de sable remet en cause notre modèle économique

Depuis le début de l’année, un phénomène mondial menace l’achat de ta prochaine PS5, voiture ou ordinateur : la pénurie de semi-conducteurs. Comme toi, je ne savais pas ce qu’était un semi-conducteur avant de rédiger cet article. Qu’est-ce que c’est, et pourquoi est ce que l’on en parle ?

Mathieu Terzaghi

2/2/20225 min read

Les faits

C’est une puce électronique allant généralement de 5 à 14 nanomètres, encore plus petit qu’un grain de sable. On ne la voit même pas à l’œil nu, et pourtant elle permet de faire fonctionner beaucoup d’appareils numériques récents, rendant possible la diffusion d’un courant électrique. Son processus de fabrication est plutôt long, et se fait sous flux tendu, il n’y a donc pas de stock. Avec la crise du Covid-19 particulièrement grave en Asie du Sud-Est, une pénurie importante s’est accrue ces derniers mois. C’est notamment dans cette région du monde que se trouvent les lieux de production de ces puces indispensables à nos biens de consommation numériques et technologiques actuels. Les secteurs les plus touchés par cette pénurie sont représentés dans le tableau ci-dessous.

En France, les secteurs les plus affectés par cette pénurie sont ceux de l’automobile et des nouveaux objets numériques comme les téléphones portables. C’est traditionnellement auprès de Taiwan et de la Corée du Sud que les pays de la Triade se ravitaillent le plus en semi-conducteurs. Mais c’est notamment une majorité d’entreprises américaines qui se retrouvent dans les dix plus gros producteurs de semiconducteurs, Intel devançant même le géant taïwanais TSMC, malgré le fait qu’il soit lui-même derrière le coréen Samsung.

Un secteur économique à fort enjeu géopolitique

Le marché total des semi-conducteurs représentait 464 milliards de dollars en 2020, et le cabinet IDC prévoit une hausse d’un huitième encore en 2021. On comprend donc que les enjeux économiques s’imbriquent dans la logique géopolitique mondiale. Un conflit multilatéral est en train d’émerger. La course à l’armement électronique pousse les Etats à affirmer leur souveraineté numérique, et ce notamment par l’intermédiaire des semi-conducteurs, cette pièce maitresse des technologies nouvelles.

En France, des usines ont fermé temporairement aux quatre coins du pays. Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, a déclaré que la dépendance de la France vis-à-vis de Taiwan et les autres producteurs de semi-conducteurs était « excessive et inaccepable », rendant l’Hexagone « vulnérable » économiquement. Un programme d’investissement autour de 20 milliards d’euros est prévu pour investir dans la production de semi-conducteurs. Plus généralement, une alliance de l’Union Européenne est prévue afin d’implanter des usines en Europe.

Le secteur automobile souffre de cette pénurie de puces, tandis que la demande est en hausse au niveau des consommateurs de la Triade (Asie de l’Est, Etats-Unis, Europe) suite aux confinements successifs. Mais la pénurie empêche les constructeurs automobiles de répondre à cette demande, sans pour autant connaitre de pertes trop importantes. Ford a dit prévoir de vendre 1,1 million de voitures en moins au cours de l’année 2021. En Allemagne, 10 000 d’Audi ont été mis au chômage partiel également, et Porsche livre des voitures sans semi-conducteurs pour le moment. Et c’est là le problème de cette pénurie : les semi-conducteurs sont certes nécessaires si l’on veut construire une voiture moderne, mais celle-ci en contient beaucoup, et exige des critères très avancés par rapport à ceux d’il y a vingt ans. Le fondeur taïwanais TSMC profite de cette situation pour augmenter ses prix, étant le seul au monde à avoir confectionné des semi-conducteurs d’une taille inférieure à 5 nanomètres pour l’instant. Dans le même temps, au cours du deuxième trimestre 2021, l’entreprise a gagné 11,2% de bénéfice net, et anticipe une demande importante au troisième trimestre.

C’est pour éviter ce genre de phénomènes qui les rendraient dépendants de Taïwan que la Corée du Sud a décide d’investir massivement dans les semi-conducteurs : le montant faramineux de 450 milliards de dollars est avancé par le gouvernement, pour un marché ayant rapporté 464 milliards de dollars mondialement en 2020. Rappelons simplement que le PIB de la Corée est d’environ 1600 milliards de dollards par an. L’Etat coréen investit donc l’équivalent d’un quart de son PIB dans la production de semi-conducteurs. C’est dire à quel point les chiffres reflètent la taille des ambitions des Etats dans ce secteur : gigantesques.

Egalement, cette pénurie est un prolongement de la guerre commerciale entamée sous Donald Trump entre la Chine et les Etats-Unis. Les Etats-Unis ont effectivement interdit à Huawei, la célèbre marque téléphonique chinoise, d’acheter des semi-conducteurs ayant utilisés des technologies américaines au cours de leur fabrication. La riposte chinoise avait déjà été anticipée dès l’arrivée du coronavirus, le gouvernement de Xi Jinping ayant construit pas moins de 58 000 usines vouées aux puces électroniques entre janvier et octobre 2020, d’après Le Monde Diplomatique. Mais la Chine reste très dépendante des pays producteurs actuels, elle importe plus de semi-conducteurs que de pétrole en termes de valeur monétaire. 1400 milliards de dollars vont être injectés par le Parti dans les « technologies stratégiques » dans les six prochaines années afin de le combler.

Du côté du pays de l’oncle Sam, un programme de cinquantaine de milliards de dollars américains est prévu. On pourrait croire que la Corée du Sud, Taïwan et la Chine sont voués à prendre le dessus, étant donné que ces derniers détiennent la majorité de la production. Mais la valorisation actuelle d’entreprises aussi puissantes qu’Intel constitue un véritable atout. Intel va investir 100 milliards de dollars en Europe, tandis que Nvidia a tenté de racheter le britannique ARM pour 40 milliards de dollars. Ce rachat a été bloqué par le gouvernement britannique, qui ne pèse pas très lourd sur le marché. L’Europe, en général, est à la traine, représentant environ 9% de la production actuelle, contre 30% il y a trente-cinq ans.

L’utilité de cette course à la technologie et nos consommations ostentatoires

Mais cette course à la souveraineté numérique et au protectionnisme féroce nous prouve quelque chose : l’ultra-libéralisme n’est pas toujours un modèle à l’avantage des puissances de notre monde. Dans le domaine des puces électroniques, le modèle actuel n’agit en réalité pas toujours dans l’intérêt des Etats, et encore moins des travailleurs. Le mode de production est d’ailleurs remis en question : jusque là, le modèle de flux tendu prévalait, mais avec la crise sanitaire et les mesures américaines contre les entreprises chinoises, les stocks sont privilégiés par la majorité des pays engagés dans cette course à la production de puces électroniques. L’investissement d’Intel portera d’ailleurs sur des usines, en Arizona comme en Europe.

On peut néanmoins se demander l’intérêt de produire des puces de moins de 10 nm. Celles-ci ne sont pas forcément utiles pour les voitures, mais elles le sont pour les smartphones d’Apple et Samsung. Ces puces de plus en plus petites tendent les relations économiques internationales : le quasi-monopole de TSMC au niveau des puces de moins de 10 nm explique en grande partie la situation actuelle. Sachant qu’une fenêtre de voiture s’ouvrait anciennement avec une manivelle et ne nécessitait pas de puce électronique pour cette opération, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de consommer des produits toujours plus fins technologiquement, étant donné le caractère assez ostentatoire de ces biens de consommation. Les semi-conducteurs permettront dans un avenir proche de développer la 5G, les voitures autonomes, ainsi que de produire de nouvelles technologies numériques en tous genres. A nous de voir l’utilisation que l’on en fait ; l’impact environnemental d’industries polluantes comme les smartphones ou les voitures pourra être résolu ou aggravé avec les semi-conducteurs.

Et même si, en 2020, 300 millions de PC ont été vendus, soit une hausse de 10% par rapport à l’année précédente, la pénurie de semi-conducteurs a fait réfléchir les dirigeants de ce monde à la manière de résoudre l’équation économique par le biais géopolitique. J’ose espérer que nous saurons résoudre l’enjeu écologique qui se cache derrière via ce même biais, car cette fois-ci, c’est la coopération, et non le souverainisme, qui pourra nous sauver des pires scénarios prévus par le GIEC dernièrement.