L'Egypte à vélo

Le récit d’un voyage, passé à dormir chez des inconnus ou à pédaler sur les routes des campagnes égyptiennes, loin des tribulations d’une capitale surpeuplée, loin d’une vie devenue impossible.

Marc Dubussant

2/3/202212 min read

Le Caire, un 3 décembre grisâtre

Ce soir-là, il faisait moche, et sur le rebord de la fenêtre que coupait en ligne transparente le double vitrage, j’apercevais, en clignant des yeux, les formes astiquées de l’environnement urbain le plus proche : des tours de bureaux, enfouies quelques part dans le magma gris et pollué de la ville, refusaient de s’extirper du ciel, et donnait au Caire la forme d’un jeu de dominos renversé sous la pluie tiède que vomissaient les nuages ; en bas, des milliers de gouttelettes colorées se faufilaient, entre les immeubles, et l’on voyait s’épanouir au loin les traînées de doryphores argentées que constituaient le trafic congestionné de la mégalopole ; même depuis ce point de vue spécifique, au 52ème étage de la tour de l’InterContinental, je me souviens très bien, on entendait résonner les millions de coups de klaxons que déversait la ville à chaque minute. Je soupirais soudainement d’une grande lassitude. Nous étions en décembre, et entre autres choses, c’était le ciel, sorte de plaque grise et cotonneuse, qui me déprimait le plus. C’était ce même ciel étrange et écœurant, couleur de terre, mélange d’eau et de brouillard sableux, qui, je crois, m’avait donné la force de partir, ce ciel immonde de décembre qui vous donne envie de vous tirer une balle dans la bouche, ou bien de rentrer chez vous et de vous enfouir sous la couette en imaginant des jours heureux, aussi lointains qu’improbables, des jours passés à l’écart des bruits incessants de l’agitation quotidienne du monde, des convulsion immenses des corps malades et des examens de mi-semestre, des journées de cours d’un ennui fétide, tout ce genre de chose insupportables, qui feraient fuir n’importe qui de sain d’esprit dans une exploitation légumière dans le Larzac.
C’est dans cette disposition d’esprit que j’étais assis au café du dernier étage de la tour et que j’enchainais les cigarettes- là-haut, la vue panoramique est vraiment spectaculaire- et écoutait d’une oreille désespérée la voix de cette ville qui, d’une manière de plus en plus aggravée maintenant, je le réalisais enfin, en était venue à me dégoûter.

Moi aussi, je déteste E. Macron

Il fallait donc partir.

J’ai sauté, après ces quelques moments de révélations, dans un train qui me mènerait au Nord du pays, vers Alexandrie, après avoir loué un vélo à la-va-vite sur Book a bike.com, application grâce à laquelle j’avais rencontré un type louche qui avait essayé de me louer un scooteur en plus de son vélo.

-Mais pourquoi faire ? lui avait-je demandé d’un air sceptique en observant le scoot.

Il m’avait regardé, comme si c’était là l’évidence même.

-Mais…pour aller plus vite.

À vélo donc, je me suis lancé avec des appréhensions immenses sur les routes du nord de l’Egypte, ces sentiers perdus qui suivent inlassablement le Nil au travers d’exploitations agricoles.
Qu’allais-je rencontrer, en dehors des villes, déjà intimidantes, de ce pays que je connaissais à peine ? Avait-on seulement le droit d’y aller comme ça, à l’arrache, avec un sac de couchage et des slips roulés en boule au fond d’un sac à dos, les flics allaient-ils nous permettre de passer où l’on voulait ? Je réalisais que je craignais de sortir ainsi du Caire, et en fait exactement comme, quelques mois auparavant, alors que j’étais étudiant en deuxième année à Sciences Po Strasbourg, dans une sorte de vie antérieure, j’avais longuement hésité à mettre l’Institut Français d’Egypte au sommet de mes vœux pour mon année à l’étranger.
J’étais dans le train qui menait vers Alexandrie, quand un épisode étrange eu lieu.
Quelques part, dans le wagon, en voyant le petit groupe de cyclistes attroupés dans le wagon, c’est-à-dire moi et de deux mes amis, une voix féminine s’écria :

-J’aimais la France, les Français, et vous m’avez brisé le cœur !

C’était en pleine affaire des caricatures. Nous entendant échanger français, la dame avait tiqué et était venu exprimer ses doléances à notre délégation : c’est que le président de notre beau pays, Emmanuel M., avait eu la bonne idée de rappeler au monde arabe, dans une interview récente sur Al-Jazzera, que, chez nous, il était légal, voire légitime de dire du Prophète que c’était un guignol.
Moi-même, je n’y voyais pas forcément de problème, à condition de rappeler que toutes sortes de guignols occupaient notre propre pays, à commencer par ce même président.
La vieille s’était mise à crier, à nous tirer les vêtements avec indignation. Nous étions un peu gênés.

-Chirac, Zidane, brailla-t-elle, je les aimais !

Avec mes amis, nous nous étions échangés de longs regards impuissants, sans savoir vraiment quoi lui répondre. Avec le temps, en Egypte, on apprend facilement à maudire Emmanuel M.

-Il est français ! Macron !, insista la vieille.

-Oui…

-Vous aussi !

-Oui…, admis-je.

J’en ai conscience aujourd’hui : il aurait fallu lui expliquer, à cette dame, que nous, les français, nous n’étions pas un peuple nécessairement haineux, et que, d’ailleurs, si nous l’étions vraiment, trois d’entre eux n’en seraient pas là, à visiter le pays pliés comme des connards sur leur vélo, qu’il fallait nous comprendre, aussi, français, à notre bizarre façon d’être nous-mêmes, c’est-à-dire orgueilleux et braillards, et que si tout cela pouvait passer pour de la haine, ce n’en était définitivement pas, tout au plus de la bêtise, au mieux des blagounettes, mais tous ces mots étaient compliqués pour moi en arabe, alors j’ai articulé, avec un accent  :

-Moi non plus, je n’aime pas Emmanuel Macron.

En général, cela fonctionne bien, et, on ne va pas se mentir, je n’ai pas trop à me forcer. La dame me jaugea tout à coup.

-Tu ne l’aime pas ? Vraiment ? fit-elle avec un espoir soudain.

J’ai répété solennellement.

-Et eux ? Dit-elle en désignant le reste de mon groupe d’amis.

-Eux ? Ils le détestent, fis-je, comme si cela allait de soi.

La seconde suivante, elle ouvrait un sachet qu’elle avait posé à côté d’elle, et nous tendait des pêches, en disant « c’est bien ».

Elle était restée dix minutes sans rien dire, à nous regarder manger, avant de me souffler, en aparté, que ce n’était pas grave si je n’étais pas musulman, le fait que je n’aimais pas Emmanuel Macron lui suffisait amplement. Il fallait bien être ouvert d’esprit, de nos jours.

Jamais, dans ma vie, je ne m’étais sentit si ridicule, si stupidement touché, si fragile face à une vieille dame. Enfin à part face à ma mère, je veux dire.

Une ville du delta, avril 2021

Au plus haut ce midi, le soleil inondait déjà les toits vermeils de vieilles baraques qui s’éparpillaient, le long de la route, près de Charm-el-Sheikh, dans l’est de l’Egypte, c’est là-bas que je rencontrais Ahmed.
Il y a quelques instants, le mini-bus en provenance de Port-Said m’avait abandonné là, dans une station routière anonyme. Le chauffeur nous avait regardé sans rien dire, après quoi il avait fermé les portes du véhicule, l’air désapprobateur. J’eus à peine le temps de lui souffler un remerciement timide que le véhicule s’évanouissait déjà derrière une colline en ronronnant étrangement.

La raison de ce regard était simple : quelques minutes plus tôt, ce même chauffeur nous avait sauvé la mise à un barrage de police. Nous étions dans une zone à accès restreint, théoriquement interdite aux étrangers.

-Etranger ?, avait fait le flic en nous désignant.

-Oui., répondit le chauffeur, hésitant.

-D’où ?

-Français, avait-il retorqué d’un air extrêmement inquiet, avant de se reprendre. La France. Ce sont des Français de France.

Le policier nous avait jaugé d’un mauvais œil.

Il y eu un instant de flottement un peu insidieux, durant lequel l’officier glissa quelque chose dans sa radio. Le chauffeur s’était retourné vers nous l’espace d’un instant, se rendant compte que quelque chose pouvait encore être fait, et, après avoir repris ses esprits, avait soufflé au policier :

-Mais…ils sont musulmans.

Flottement. Une, deux secondes.

-Ah,…c’est bon, lâcha finalement le flic.

Depuis ce moment nous avions échangé, avec le chauffeur, de longs regards éperdus d’amitié où se mêlaient remerciements et regards de désapprobation retenus, dans le genre « vous m’avez fait faire ça, vous vous rendez compte ? ».

Le soir même, après six heures de pédalage, nous trouvions refuge dans un petit hameau qui s’appelait Shoubra, et se situait aux abords de la mer Rouge. En y arrivant par la route, le golfe d’Aqaba nous accueillait, ses larges bras entrouverts vers le sud de la péninsule. En face, les côtes d’Arabie Saoudite reluisaient dans la journée déclinante. La mer roulait ses grands yeux sombres et semblait nous accueillir en léchant les côtes d’ambre pâle. J’étais heureux.
Un gosse sur la route, nous regardait passer.

-Tu viens d’où ?, me fit-il.

-De France, répondis-je.

Il m’avait regardé un instant d’un air pensif.

-Et tu retournes en France comme ça ? A vélo ?

 

Dans le village, nous rencontrons Ahmad. Ce dernier est un type aux airs livides, qui déambule dans le village d’une démarche flottante, en disant bonjour à tout le monde. Il nous trouve là et n’a pas l’air spécialement surpris.

-Il y a déjà eu des européens ici, fit-il.

-Quand ?, demandons-nous.

-Il y a trois ans.

Sur ce, Ahmad haussa les épaules.

-Je vous emmène au café, lâcha-t-il.

Ce garçon avait l’air fatigué pour son âge, réalisais-je, seulement 33 ans : j’appris qu’il était pêcheur, comme beaucoup d’autres, et que cette vie fatiguait énormément. Clope au bec, il raconte un peu/ Nous parlons avec la nicotine, et je m’endors en en fumant. Avec son fort accent de bédouin, je ne comprends presque rien.

-L’électricité, ici, elle coupe, fit-il, on ne la paye pas tout le temps. C’est comme ça aussi, au Caire ?

-Quand il fait chaud.

Il acquiesça.

-C’est la vie.

Je l’avais regardé, étonné : j’avais remarqué qu’Ahmad ponctuait souvent ses phrases de cette affirmation curieuse, en arabe El-Haia Heya El-Haia, littéralement oui, la vie c’est la vie, qu’est-ce que tu veux que je te dise, on ne va pas faire autrement mon pote.

Ce soir-là, les verres de thés se vident et les clopes se rallument, Ahmed nous emmène manger chez lui : sa femme ne mange n’est pas présente, même si c’est elle qui a tout cuisiné, ni ses enfants, qui ont disparu dans la foule joyeuse de cris qui tourbillonnent autour des vélos. Nous mangeons sans rien dire. Après le repas, je reste un peu avec Ahmed pour boire un énième vert d’infusion. Nous allumons bien sûr des clopes.

-Pourquoi vous êtes venus ici ?, fit-il, soudainement.

-Le Caire nous fatigue, admis-je après un instant de réflexion.

-Oui, mais vous ne venez pas du Caire à vélo ?

-Non. De Dahab, après nous allons vers Charm. Merci encore de nous accueillir.

Ahmad eu un geste fugitif de la main, genre « ce n’est rien », l’hospitalité arabe, tout ça.

-C’est bizarre…, fit-il avec des yeux étranges. C’est à 150 kilomètres.

-Oui, fis-je avec un sourire qui se voulait faussement modeste.

Il me jaugea un instant, en répétant d’un air pensif. Je réalisais soudainement qu’il avait des yeux bleus, très bleus.

-Et pourquoi vous faites ça ?

-Je ne sais pas exactement.

Il y eut un silence. Ahmad se tut. Je m’en suis voulu, alors, de ne pas avoir élaboré plus en avant sur la beauté des campagnes, l’air frais, la sensation étrange de courir les routes d’un pays inconnu, et je m’apprêtais à faire une nouvelle phrase, lorsqu’Ahmad haussa encore les épaules.

-Ah bon, lâcha-t-il.

Il y eu un autre silence, et je me souviens avoir rallumé une clope en pensant qu’il était bon d’être nulle part avec quelqu’un qui s’en tapait.

Fils de pute

Nous avions quitté Ahmad le lendemain matin. La départementale nous attendait, en partie goudronnée, et traversait des champs irrigués des plaines du nord.

La route nous enchaînait ce jour-là : il faisait chaud, nos Gps ne fonctionnaient plus, et nos pneus ne cessaient de crever sous les actions répétées de la chaleur et du revêtement défoncé de la route. Je me souviens, aussi, d’avoir écrit, durant l’une de nos pauses, une phrase trouvée dans un livre de René Char que j’avais pris avec moi. « Aller me suffit. »
C’était le troisième jour de route, et j’étais quasiment à bout, moralement et physiquement. Il ne faut pas désespérer dans ces moments-là. C’est plus facile à dire qu’à faire, évidemment, et rétrospectivement, alors que je lève les yeux de mon ordinateur où j’écris ces quelques lignes, que j’essaye de dialoguer avec ce moi d’il y a un an qui en a tant vécu et qui essaye de me parler au travers des souvenirs, je me demande où nous avons puisé la force de faire 120 kilomètres par jour sous une température de 38 degrés, sans entraînement aucun. Les humains sont des bêtes, parfois.
Au commencement les choses sont enthousiasmantes, mais les difficultés, ce jour-là, s’étaient enchaînées et des disputes avaient éclatés entre nous. Un événement important contribua à nous réunir :

Alors que je roulais, un de mes amis, Fernand, s’est retourné, et, après une seconde à observer autre chose, a fait une mine, s’est penché encore un peu vers moi : sa bouche s’était ouverte pour former un avertissement qui ne me parvint jamais à cause du vent. Il disait, après vérification et lui avoir demandé plus tard : attention, un camion arrive. Sans comprendre, je me suis alors retourné d’instinct, voyant un quinze tonnes débouler en klaxonnant, comme le font toujours les chauffeurs égyptiens quand ils voient des étrangers à vélo.
Le camion arrive soudainement, et quand je ferme les yeux en appréhendant, je m’en souviens encore aujourd’hui, me serrant autant que possible pour me sauver, me disant non ce n’est pas possible de mourir comme ça, voyager au fin fond de l’Egypte très bien d’accord pour l’exotisme et la postérité littéraire française, mais y mourir alors, ça, hors de question, j’ai des études à terminer et d’ailleurs je dois toujours cinq balles à un pote, et je sens que le type nous frôle terriblement comme le salopard qu’il est : c’est d’une brusquerie totale, cruelle, calculée. La seconde suivante je m’effondre par terre et je suis projeté dans un fossé par le souffle du véhicule.

J’imaginais bien, au moment où je touche le bitume et roule dans la terre, le chauffeur lâcher un grand rire fou en me voyant m’effondrer dans son rétroviseur, mais, à la réflexion, j’allégorise peut-être un vieux type semi-aveugle que la dureté de la vie a obligé à continuer à travailler dans son camion, qui sait.
Lors de la chute, ma selle se détache en un grand clac, mon sac s’ouvre et je vois mon carnet tomber dans le fossé. Le camion s’éloigne, au loin, dans le trafic dispersé. J’ai mal, et il y a un dernier coup de klaxon au loin, qui veut peut-être dire, mais encore une fois j’exagère peut-être, il faudrait retrouver ce chauffeur pour lui demander, aller vous faire foutre, j’espère que tu t’es fait mal, fils de pute.

 

Aéroport du Caire, Terminal E, juin 2021


Quelques mois après tout cela, je venais souvent au 52ème étage de l’InterContinental pour venir observer cette ligne des buildings qu’un beige cru contribuait à transformer en une sorte océan de sable urbain. En plissant les yeux comme il faut, on aurait pu dire du Caire, cette ville attaquée sur tous les fronts de son histoire par les dunes, que c’était un désert, mais un désert posé à la vertical.

Des heures plus tard, dans le vol d’Air France qui me ramènerait de nuit chez moi, en France, je verrai avec regret les bulles étincelantes de lumière s’éloigner, ces mêmes tours, ces lignes infinies de trafic distendus ; au travers du hublot, le Caire rapetisserait encore et encore, jusqu’à se transformer en petit mouchoir, en une sorte de détail déclinant sur le reste du tableau monde, et le désert Libyque, cet ensemble pâle et incertain, avalerait tout. Plus tard, je survolerai Alexandrie, au-dessus de ces silhouettes d’immeubles balayant le front écumeux du nord, et une heure et demie après le décollage, le pilote du Boeing jetterait son appareil au-dessus de la méditerranée, il avait peut-être prévu de survoler Athènes, cela dépendant parfois des courants aériens et du trafic, je ne me souviens plus très bien de quelle ville j’ai aperçu ce soir-là.

Voilà.

Longtemps, dans son village à Shoubra, Ahmed se serait demandé ce que les cyclistes français seraient devenus après leur passage chez lui. J’ignorerais pendant trop de temps ses messages, avant de découvrir que pour voir ce que les inconnus vous envoient sur Facebook, il faut cliquer sur « invitation par message » dans l’application de Messenger. Là, on peut accepter en ami des gens qui ne le sont pas encore. Depuis, j’ai compris, et je lui ai répondu que les routes n’ont pas eu raison de moi, même s’il s’en est fallu de peu, admettons-le. Je lui donne des nouvelles régulièrement. Je suis de retour à Strasbourg, et parfois j’ai l’impression d’avoir vécu une vie antérieure, en Egypte.

Ahmed n’a jamais répondu à mes messages, sauf une fois :

« La vie, c’est la vie. »